Trois petites filles, le sac sur le dos, suivaient un géant à travers les rues de New York City. (...) Nos joyeuses randonnées nous menaient vers la mer, et là, assis tous les quatre face à l’Atlantique, Youenn nous racontait sa Bretagne qui était de l’autre côté. Il fallait que ses filles apprennent à la sentir avant de la consommer, un jour, peut-être.
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Trois
petites filles, le sac sur le dos, suivaient un géant à
travers les rues de New York City. Mari, la plus déterminée,
avait à peine les jambes assez grandes pour traverser l’appartement,
Gwenola, qui rêvait du « far west », considérait nos escapades
comme de l’aventure à l’état pur et quant à moi je suivais
le mouvement convaincue que ma vie, de toutes les façons,
serait faite d’exode et d’errance. En toute franchise, nous
aurions suivi Youenn jusqu’au bout du monde. Nos joyeuses
randonnées nous menaient vers la mer, et là, assis tous
les quatre face à l’Atlantique, Youenn nous racontait sa
Bretagne qui était de l’autre côté. Il fallait que ses filles
apprennent à la sentir avant de la consommer, un jour, peut-être.
Nous, les petites américaines, ne devions pas oublier que
nous étions des purs produits de l’immigration et avions
la chance d’être deux fois citoyennes.
Nos balades étaient faites de traversées de rues et de lieux
insolites, quartiers colorés aux parfums de cuisine des
bouts du monde. Parfois, nos arrêts casse-croûtes prenaient
des allures de conquête de la nature en milieu sauvage.
Un petit bois abritait notre aventure du jour, ambiance
scoutisme à la « Bilbot Le Hobbit ». Youenn nous enseignait
la survie ; cabane en bois, feu de camp, grillade de saucisses
sur fond de lutte contre les martiens et autres prédateurs,
nous étions en pleine guerre froide, c’étaient les années
60. Nous avions tous les quatre un goût prononcé pour l’exagération
et qu’importe puisque l’essentiel avant tout était « d’avoir
du goût ». Notre mère, Suzig, restée à la maison attendait
le retour de son p’tit monde et nous accueillait avec une
belle table remplie de bonnes choses qu’elle avait parfois
passé l’après-midi à confectionner. Au cours du dîner nous
racontions à notre mère le déroulement de la journée sur
laquelle chacune avait sa version et sa vision des choses,
qui n’étaient pas forcément les mêmes. Disons que nos discours
créaient une certaine animation. Heureusement, la fatigue
aidant, nous tombions assez rapidement dans nos lits pour
le plus grand bonheur de nos parents qui retrouvaient enfin
un peu de sérénité. Youenn pouvait reprendre l’écriture
de ses poèmes là où il l’avait laissée et sur fond de musique
classique, Suzig reprenait son ouvrage du moment.
C’est
à cette période que Youenn va écrire, peindre et sculpter
le plus, tout en assurant à merveille son rôle de papa et
en travaillant pour assurer la pitance de sa joyeuse bande
de filles. Les « sixties » resteront les années d’ébullition
littéraire et d’éclosion des multiples talents artistiques
de Youenn Gwernig. À cette époque, mes sœurs et moi ne savions
pas encore que, de retour en Bretagne, nous allions devoir
apprendre à partager notre père avec une foule de gens et
que parfois cela se ferait dans la douleur. Grâce à l’amour
sans faille que notre mère portait à son homme, elle a aidé
chacune de nous à devenir une personne à part entière, avec
en nous le meilleur de notre père.
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Fragilité de l’artiste : ne jamais être certain de bien
faire, mais pourtant sûr d’en faire assez et de ne pas être
suffisamment aimé ou adulé pour cela. Faiblesse de l’homme
d’esprit qui laisse aux autres le soin de s’occuper de l’intendance,
« nobody’s perfect ! ». L’épouse disparaît, le géant s’écroule,
reste la peur de la solitude à combler, une porte ouverte
aux prédateurs. Quelques admirateurs psychotiques ont cru
pouvoir s’approprier leur idole. Il ne suffit pas de posséder
Youenn pour se croire membre de la grande tribu. En privant
le poète de la source de son inspiration, la ronde de ses
frères de sang ou d’esprit, de ses amies de cœur et de sa
famille, on perd l’homme, le poète se meurt.
Dans
ma vie d’adulte me reviennent souvent les échos de ma jeunesse
avec mon père. Des phrases toutes faites ponctuaient les
différentes étapes de la journée ; « Le monde appartient
à celui qui se lève tôt le matin », du coup j’ai toujours
aimé le matin, « never before sundown » (jamais avant le
coucher du soleil), l’image de Youenn dans son fauteuil,
la pipe à la main, un verre de scotch bien mérité sur la
petite table auprès de sa guitare. En panne d’inspiration,
on pouvait parfois entendre certains soirs, « Warc'hoaz
a zo un deiz all » (demain est un autre jour), l’art de
doser son effort pour tout apprécier à la fois. Mais la
phrase que je préfère, comme un leitmotiv qui me suit dans
la vie et qui a été à la base de mes engagements : « Les
enfants naîtront au printemps chez ceux qui sauront faire
le pain ». Alors, en remerciement de cela, j’offre à mon
tour ces quelques mots : « Les enfants reviendront à l’automne
dans la maison du père qui aura retrouvé son chemin ». Poème
à quatre mains.
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Tout à l’heure, je prendrai la route des Monts d’Arrée
pour faire ce que Suzig adorait faire avec nous, boire
le « jus » chez Youenn avec mes sœurs. Nous parlerons
de nos enfants, de nos maris, des amis, de musique, de
littérature, des dernières nouvelles du monde, en tartinant
de belles tranches de pain bio d’un bon pâté de campagne
authentique et que l’on trempera avec bonheur dans un
grand bol de café noir. Peoc’h ha Karantez.
Annaïg BAILLARD GWERNIG
Douarnenez, le mardi 29 octobre 2002
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